Le Mur Sur La Frontière Tunisie-Libye Et Ses Dangers

Le mur et ses dangers…

Cela fait des décennies que le Sud Est de la Tunisie survivait grace aux échanges formelles et informelles avec la Libye voisine. Je suis originaire de ce Sud Est qui manque pratiquement de tout ce qui peut faire un embryon d’économie. Je suis originaire de ce Sud Est que seuls la frontière, l’administration et le drapeau semblent lier formellement au reste du pays. Dans cette région des marges et marginalisée, où la pluie est rare (rarement plus de 150mm par an) et où l’agriculture est extrêmement extensive (mais avec un savoir faire hydro-agricole particulièrement ingénieux), il n’existe ni infrastructures, ni industries, ni secteur touristique (à l’exception notable de Djerba), ni universités, ni une structure hospitalière respectable…
Dans ce Sud-Est, la population regarde davantage Tripoli que Tunis. Ne jugez pas tout de suite…
Le travail d’abord. Je suis incapable de vous dire combien de personnes de ma propre famille élargie travaillent, encore aujourd’hui, en permanence ou ponctuellement en Libye. Certains y sont installés. Et cette migration pendulaire ou permanente ne s’est pas arrêté après la chute de Keddafi et de Ben Ali. Combien de personnes au total ?, je n’en sais rien. Mais je peux confirmer deux choses importantes : 1) On parle davantage de dizaines de milliers que de centaines ou milliers de personnes. 2) L’essentiel des revenus de la population de cette région provient du travail en Libye.
Le reste vient du commerce. Le commerce formel est quantifiable et il doit y avoir des données fiables dans les services douaniers tunisiens. Mais le commerce informel (produit de la double combinaison du « capitalisme » et de la marginalisation spatiale, sociale et économique…), est fortement dominant : le pétrole, bien sûr, les devises (à tel point que Ben Guerdane a fortement mérité son surnom de World Trade Center), les pièces détachées, les pneus de toutes sortes, les « produits électro-ménager », et mieux encore les produits alimentaires produits ou fabriqués en Tunisie sont réimportés par les commerçants informels du marché libyens où ses mêmes produits sont vendus à des prix incomparablement plus bas que ceux pratiqués dans le marché formel tunisien… Je n’oublie pas les cigarettes, le tabac pour chicha, le thé, le sucre, le café…. tout ou presque vient de Libye.
Si le Sud est resté relativement calme depuis des années et des années, c’est parce que la perfusion « de Tripoli » compensait largement les « oublis de Tunis ». Je vous renvoie ici à l’excellente thèse de doctorat et aux nombreuses publications de mon ami Hamza Meddeb.
Il faut aussi souligner les liens familiaux étendus à travers les deux cotés de la frontière. Certains/nes ne connaissent pas cette dimension sociale fondamentale. Ca serait trop long à expliquer (mais il y a des livres et des articles qui en parlent en détail… lisez si vous en avez l’habitude). Sachez seulement que des milliers de réfugiés libyens (je parle des familles qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des « refuges » plus « confortables » dans le nord) ont été tout simplement et naturellement accueillis dans leurs « familles » tunisiennes de la même région.
Bien sûr, bien sûr… il y a depuis 2011, un nouveau commerce informel d’armes de tous genres. Il ne m’a pas échappé que ce commerce d’armes est monstrueusement dangereux pour « notre » sécurité collective, à commencer par la sécurité de la population de ces régions des marges (à ce propos le même commerce d’armes se fait aussi à travers les frontières Algériennes : faut-il construire un mur sur cette frontière aussi ?)
Le mur, déjà en construction, le long de la frontière avec la Libye ne fera qu’aggraver la pauvreté et la marginalisation des populations du sud est, à un moment où l’économie « nationale » connait les difficultés que personne n’ignore et qui attend encore qu’un projet sérieux et ambitieux soit élaboré, dans la concertation, et appliqué en urgence. C’est même la première de nos urgences, et bien avant la lutte contre le terrorisme que nous alimentons par notre non-politique désastreuse.
Aggraver les conditions sociales, ne fera qu’alimenter davantage le terrorisme. Le mur, loin de pouvoir empêcher le commerce informel d’armes et le mouvement des « terroristes », ne fera qu’aggraver la situation sociale et économique des populations de la région. Une aggravation qui s’accompagnera par des ruptures sociales entre les tunisiens du sud est et leur « cousins » de l’ouest libyen (ces deux régions forment ce qu’on appelle la Djeffrara qui s’étend de Gabes à Tripoli sur une bande de plus de plusieurs dizaines de kilomètres entre la mer et le désert).
Le mur est non seulement une « honte » et une grave erreur tactique et stratégique. Le mur se révèlera certainement comme le meilleur outil qui renforce le terrorisme. Nous avons un grave incendie et nous nous apprêtons à en faire un volcan.
Mon opposition au mur, ne relève en aucune manière de ma position politique (opposition) envers le pouvoir actuel (gouvernement, parlement et présidence). La dangerosité de la situation sécuritaire m’interdit toute position « politicienne » ou idéologique. J’essaie juste d’exercer une fonction d’informateur et de déclencheur d’alertes…, une fonction citoyenne. Une obligation.
Tout le reste n’est que du kalam fadhi, comme diraient nos autres cousins égyptiens…

A propos Habib Ayeb

Géographe et Réalisateur
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